La complexité aromatique d'un grand alcool
Vincent Boulard (à droite) et Richard Prevel, maitre de chais (à gauche) dans les chais d'affinage du calvados Boulard. © Bernard Joo'
Plus que la plupart des grands spiritueux
du terroir français, le calvados appartient à l’Histoire qui l’a anobli autant
que les fûts de chêne dans lesquels il patiente.
La première allusion à la distillation du
cidre, puisque c’est de cela qu’il s’agit, remonte à 1553 quand un gentilhomme
campagnard du Cotentin, Alexis de Gouberville, la mentionne dans son journal.
Il est probable que les paysans normands et bretons possédant leurs propres
alambics n'aient pas attendu Gouberville pour élaborer leurs eaux-de-vie. Les
distillateurs professionnels existaient déjà, puisqu’une corporation est fondée
dès 1580, pour en fixer les règles d'élaboration.
Ensuite, l’Histoire joue un mauvais sort au
calvados. Ce qui a permis au cognac d’imposer sa suprématie. À l’origine, une
injustice fiscale de plus… qui remonte à la fin du XVIIe siècle. À cette
époque, l'Europe connait un véritable âge glaciaire qui durera quelques années.
En plein essor et gros exportateurs, les puissants producteurs d’eau-de-vie de
vin de la région de Cognac voient leurs vignes souffrir, victime de gelées
sévères et de maladie.
En Normandie, les pommiers ne sont pas
affectés par ce froid extrême. Un avantage naturel pour les producteurs du
Calvados. C’est alors que Colbert, qui gère les finances de Louis XIV,
s’inquiète pour les caisses de l’État car Cognac, très gros exportateur, est au
plus mal. Persuadé à l’époque que la puissance d’un pays était indexée sur ses
réserves en espèces, il décide d’imposer plus de taxes et de contrôles rigides pour
affaiblir la production normande. Mais comme cela ne suffit pas pour redresser
le vignoble de Cognac, il décide tout simplement d’interdire les eaux-de-vie de
cidre, ou plutôt de sydre, selon une orthographe utilisée sous Louis XIV.
Une prohibition qui dure jusqu’en 1741.
Longtemps, les paysans normands ont vu la
production de cidre comme un complément à leur activité d’élevage. Ce qui
explique d’ailleurs pourquoi son eau-de-vie a mis tant de temps à se faire
connaître hors de leur région naturelle. Le calvados mettra deux siècles pour
être classé en AOC qui regroupe le Perche, le Cotentin, l'Avranchin, le
Mortanais, le Calvados et le Pays de Bray. Ainsi que le Pays d'Auge. Et autant
pour devenir très populaire à Paris. Pour l’AOC spécifique Domfrontais, dans
l'Orne, c’est plus récent.
Sur ces coteaux normands au sol pauvre,
mais bien exposés et bien drainés, le pommier se plait. Peut-être le seul point
commun avec les Charentes. « Sauf
qu’à la différence de la vigne, la culture des pommiers et des poiriers n'est
jamais devenue une activité dominante », regrette Vincent Boulard
porte-parole de Spirit France, groupe qui rassemble les marques Boulard,
Lecompte et Père Magloire. Même si ces arbres restent le symbole de la
Normandie.
« La
forme traditionnelle du pré planté correspondant au paysage normand par
excellence, où les vaches paissent sous les pommiers hautes tiges (branches à
hauteur d’homme). Ces vergers sont depuis le XIXe associés à l’élevage. Les
vergers « Haute-tige » commencent à produire entre la sixième et la dixième
année, c’est-à-dire plus tardivement que les vergers « Basse-tige ». Ils ont
cependant une durée de vie plus longue que les « basses-tiges » : 40 à 70
ans », poursuit
cet arrière-petit-fils du fondateur de la maison Boulard.
« Cet arbre n’aime pas l’humidité. Un des
secrets de ce breuvage réside dans l’orientation des parcelles et le drainage. Sans
compter la qualité de l’extraction du jus de fruit », souligne quant à lui Didier Delut,
directeur général des calvados du Château du Breuil. « On utilise des dizaines de variétés de pommes de nos vergers (la
Marie Ménard, la Bisquet, la Binet Rouge, la Loc
ard Vert,
etc.). Les amères, pour la charpente, l’équilibre et l’harmonie, les douces,
riches en sucres, les douces-amères, riches en tanin et enfin les acidulées,
pour la fraîcheur. » Le
château du Breuil, dans le Pays d’Auge, appartient à ce monde mystérieux des
spiritueux. Il assemble un calvados d’exception qui vieillit à l’ombre de ses
chais datant du XVIIe.
C’est dans des fûts de chêne que commence
le calvados. Une lente maturation lui permet d'acquérir de la rondeur, de la
complexité aromatique. Sa couleur est due aux tanins du bois qui vont peu à peu
se fondre avec son puissant parfum de fruit, le colorant subtilement d’or et
d’ambre. Elle varie du jaune pâle au rouge acajou ou ambré, selon l'âge du fût
et la durée de l'élevage. Une fois en bouteille, il n'évolue pratiquement plus.
Créer un grand Calvados consiste avant tout
à savoir assembler les eaux-de-vie. Après, il s’agit d’une composition au gré
du talent et de l’inspiration du maître de chais. Au même titre qu’un parfum. « C’est surtout une œuvre de patience »,
explique Jean-Luc Fossey, maître de chais de Père Magloire. « On pose actuellement les bases d’une
cuvée du bicentenaire pour 2021 ! »
Fini la tradition du café-calva ou café
couéffi (en patois), qui consistait à ajouter du calvados à son café, et qui
servait de starter du matin aux tacherons des Halles de Paris. Le Canard, un
sucre trempé dans un fond de verre et le trou normand aussi. Le calvados a
évolué et a perdu de sa rusticité pour devenir un produit raffiné et apprécié
pour ses arômes puissants.
S’il est principalement consommé comme un
digestif, la tendance est aussi à l’apéritif. De plus en plus d’amateurs le
dégustent à la place d’un whisky ou très jeune, en Fine, givré dans un verre de
long drink ou allongé de Schweppes et de quelques gouttes de citron, façon
gin-tonic. Comme pour cet alcool de grains, une grande variété existe. Même si
tous les connaisseurs du calvados ne recherchent pas la même chose, le même
goût, ils sont tous en quête d’une promesse de volupté et de plaisir.
« Le
retard pris sur les autres eaux-de-vie était autant dû à son manque d'ambition
commerciale qu'à l'accent mis sur l'alcool », regrette Vincent Boulard qui a plusieurs
tours du monde à son actif. « Le
calvados réfléchit à sa personnalité, nous sommes en pleine évolution de nos
méthodes de distillation ».
Aujourd'hui, il s'imposer comme un acteur
du marché mondial des autres grands alcools bruns que sont les cognac, armagnac
et rhum. Plus de la moitié de sa production est exportée (notamment vers
l'Allemagne, la Belgique et la Suisse). Et on en consomme de plus en plus en
Asie. Il est devenu un ambassadeur de la qualité de vie à la française. « Ce qu'on a à vendre, c'est le
romantisme, la France, le terroir et l'authenticité », explique Didier
Bedu, qui est aussi le président de l'Interprofession des appellations cidricoles
(IDAC). « Aux Chinois, on parle
chevaux de courses et casino, la Normandie, tout ce qu'on retrouve dans le
parfum du calvados. »
Une consécration, pour cet alcool fort en
termes d’identité, d’histoire et de terroir : le premier bar à calvados a
ouvert ses portes à New York. Le Barclay Bar, de l’Intercontinental Hotel,
affiche près de 70 références de calvados, et propose de le savourer en
cocktail. À la tête de cet établissement, on retrouve le chef barman Boris Burtin,
d’origine normande, qui rend un bel hommage à sa région. Une chance pour les
Américains de la Big Apple.