mercredi 3 décembre 2014

Vins & spiritueux



Icônes du luxe

Mais que boit le grand critique gastronomique dans Ratatouille ? Naturellement un Château Cheval blanc 1947.

L’univers du luxe, c’est de l’émotion, des coups de cœur et parfois des pulsions incontrôlables. L’horlogerie, les parfums, la haute gastronomie et les autos de luxe, toutes ces tentations si futiles peuvent devenir très vite indispensables. Même s’ils occupent une place à part dans ce monde du luxe, certains grands vins et spiritueux en font partie. Cependant, rouler en Aston Martin et s’asperger de Guerlain est à la portée du premier gagnant au loto, tandis que le plaisir de déguster un grand cru n’est réellement accessible que si l’on a été initié et si on en a la culture. Le cercle des amateurs éclairés véhicule la renommée des ces grands breuvages, chaque dîner en ville doit avoir sur sa table ces étiquettes prestigieuses. Elles expriment des sentiments et véhiculent des symboles. À l'heure où la production viticole se mondialise et obéit de plus en plus aux lois du marché du luxe, la France doit composer avec des concurrents toujours plus soucieux de qualité et de renommée, qu'ils viennent d'Australie, de Californie ou du Chili. Or, c’est encore dans l'Hexagone que l'on produit les plus grands vins. Ils sont devenus des marques de luxe, attirant les contre-façonniers et les spéculateurs. Le premier rang est occupé par des super stars comme Yquem, Pétrus, Lafite, Margaux, Latour, la Romanée-Conti… que l'on peut comparer à une icône du luxe qu’est le parfum Chanel 5. Patrick Bernard, président de Millésima, leader de la vente de grands vins et de vins en primeur, aime à rappeler que « les grands vins sont aux hommes ce que les parfums sont aux femmes ». Reste une double contrainte : offrir une image forte et un niveau de qualité indiscutable. « Leur succès et leur domination se sont construits sur le temps, sur cinquante, voire cent ans. Les similitudes avec les grandes flagrances sont considérables. Ces icônes traversent les siècles, tandis que les marques sont plus fragiles. Elles sont puissantes à un instant T, grâce à la force du marketing, mais elles sont faibles et sensibles aux effets de mode, explique Patrick Bernard. Une marque est une force qui meure. Les grands châteaux se sont construits sur des valeurs familiale et patrimoniale transmises par leur propriétaire, ce qui est le meilleur du marketing. Les marques ne véhiculent pas ces valeurs qu’elles n’ont pas reçues. » Les Chinois l’ont bien compris, qui veulent acquérir des domaines français plutôt que des marques. Ils recherchent un savoir-faire pour crédibiliser leur production locale.
« Dans un univers de marques mondial, Lafite est plus fort que Penfolds (véritable emblème de la viticulture australienne). Aujourd’hui, la marque, c’est le château, explique Patrick Bernard. Pour preuve, dans les seconds vins, on fait maintenant toujours référence au château. Autrefois, c’étaient les appellations qui étaient des marques fortes, ce n’est plus le cas. »
Le système de classement des AOC a de plus en plus de mal à satisfaire les groupes de vins et spiritueux qui doivent se distinguer clairement, en termes de qualité de l’offre standard. Les stratégies de marque l’emportent alors, pour ces acteurs, sur la stratégie traditionnelle d’appellation qui tend à noyer leur qualité. Quelques exceptions tout de même : en Bourgogne, quelques climats comme Richebourg (7,68 ha) ou la Tâche (5,08 ha), sont des stars, et dans le Rhône, quelques AOC comme la Côte-Rôtie (119 ha plantés) ou Ermitage La Chapelle, dont le millésime 1961 est en tête des palmarès de tous les classements du monde.
Tout cela remet en cause le modèle traditionnel et nécessite d’en inventer un nouveau. Les mutations en cours posent la question du rapport entre bien territoriale du patrimoine et développement international. La filière vins et spiritueux a changée depuis des lustres, avec l’arrivée des groupes de luxe intervenant dans de multiples compartiments de l’industrie du prémium. Ils cherchent à utiliser les synergies entre leurs différents produits et opèrent selon une logique financière plus marquée. « C’est possible seulement si l’on reste dans le même univers du luxe, souligne le PDG de Millésima. Le groupe LVMH a, par exemple, baptisé son palace de Courchevel du nom de Cheval Blanc, comme son célèbre château. »

 James Bond ne s’est pas trompé en en faisant du champagne Bollinger son vin fétiche.

Quant au champagne, s’il a été construit comme un produit d’excellence, il ne l’a pas été comme un produit de masse. Le vin des rois n’est pas en soi un bien de luxe, il l’est devenu. Ce segment est aujourd’hui à l’origine d’une demande en très forte croissance. Et peu sensible au prix, ce qui attire bon nombre d’acteurs. Preuve que le champagne fait parti de cette voie lactée, Bollinger a demandé à Éric Berthes, designer et l’orfèvre, d’imaginer un meuble-œuvre d’art pour son jéroboam de Bollinger R.D. 2000. Les matières nobles — bois, laque, cuir, étain — de ce meuble forment un écrin qui est sont un hommage à notre savoir-faire. Là encore, « la force de la maison Bollinger, c’est qu’elle reste une entreprise exclusivement familiale depuis le XVe siècle. Notre flacon date de 1846 », explique Jérome Philipon, son président. James Bond ne s’est pas trompé en en faisant son vin fétiche.
Dans le monde des spiritueux, la comparaison avec les grandes flagrances est encore plus flagrante. « Une eau de vie est comme un parfum, on ouvre le flacon, on hume et on en verse un peu, puis on referme, tandis que quant le vin est ouvert, on le boit », insiste un amateur. En production depuis 1759, la maison Delamain, est l’une des plus anciennes de France. Son millésimé 1969 a récemment trouvé preneur à 3500 € aux enchères.
Et puis ces marques ont grandi dans l’ombre de l’Histoire : c'est un verre de cognac Hennessy que Thomas Jefferson, l'un des fondateurs des États-Unis, lève pour célébrer l'alliance de la France avec les insurgés. Ce cognac, « on le porte à ses narines, on le respire... et puis, Monsieur, on pose son verre et on en cause », disait Talleyrand.

L’Extra de Grande Champagne, Cognac Delamain : 216 €
Château Cheval Blanc, Saint-Emillion 1er Grand Cru classé A. Millésime 1947 : 11 000 €.
Champagne Bollinger, R.D. 2002
Domaine de la Romanée-Conti, Bourgogne de la côte de Nuits. Millésime 1961 : 7000 €.
Hermitage La Chapelle, Paul Jaboulet Aîné. Millésime 1961 : 24 000 €.