Icônes du luxe
Mais que boit le grand critique
gastronomique dans Ratatouille ? Naturellement un Château Cheval
blanc 1947.
L’univers du luxe,
c’est de l’émotion, des coups de cœur et parfois des pulsions incontrôlables.
L’horlogerie, les parfums, la haute gastronomie et les autos de luxe, toutes
ces tentations si futiles peuvent devenir très vite indispensables. Même s’ils
occupent une place à part dans ce monde du luxe, certains grands vins et
spiritueux en font partie. Cependant, rouler en Aston Martin et s’asperger de
Guerlain est à la portée du premier gagnant au loto, tandis que le plaisir de
déguster un grand cru n’est réellement accessible que si l’on a été initié et
si on en a la culture. Le cercle des amateurs éclairés véhicule la renommée des
ces grands breuvages, chaque dîner en ville doit avoir sur sa table ces
étiquettes prestigieuses. Elles expriment des sentiments et véhiculent des
symboles. À l'heure où la production viticole se mondialise et obéit de plus en
plus aux lois du marché du luxe, la France doit composer avec des concurrents
toujours plus soucieux de qualité et de renommée, qu'ils viennent d'Australie,
de Californie ou du Chili. Or, c’est encore dans l'Hexagone que l'on produit
les plus grands vins. Ils sont devenus des marques de luxe, attirant les
contre-façonniers et les spéculateurs. Le premier rang est occupé par des super
stars comme Yquem, Pétrus, Lafite, Margaux, Latour, la Romanée-Conti… que l'on
peut comparer à une icône du luxe qu’est le parfum Chanel 5. Patrick Bernard,
président de Millésima, leader de la vente de grands vins et de vins en primeur,
aime à rappeler que « les grands vins
sont aux hommes ce que les parfums sont aux femmes ». Reste une double
contrainte : offrir une image forte et un niveau de qualité indiscutable. « Leur succès et leur domination se sont
construits sur le temps, sur cinquante, voire cent ans. Les similitudes avec
les grandes flagrances sont considérables. Ces icônes traversent les siècles,
tandis que les marques sont plus fragiles. Elles sont puissantes à un instant
T, grâce à la force du marketing, mais elles sont faibles et sensibles aux
effets de mode, explique Patrick Bernard. Une marque est une force qui meure. Les grands châteaux se sont
construits sur des valeurs familiale et patrimoniale transmises par leur
propriétaire, ce qui est le meilleur du marketing. Les marques ne véhiculent
pas ces valeurs qu’elles n’ont pas reçues. » Les Chinois l’ont bien
compris, qui veulent acquérir des domaines français plutôt que des marques. Ils
recherchent un savoir-faire pour crédibiliser leur production locale.
« Dans un univers de marques mondial, Lafite est
plus fort que Penfolds (véritable emblème de la viticulture australienne).
Aujourd’hui, la marque, c’est le château, explique Patrick Bernard. Pour
preuve, dans les seconds vins, on fait maintenant toujours référence au château.
Autrefois, c’étaient les appellations qui étaient des marques fortes, ce n’est
plus le cas. »
Le système de
classement des AOC a de plus en plus de mal à satisfaire les groupes de vins et
spiritueux qui doivent se distinguer clairement, en termes de qualité de
l’offre standard. Les stratégies de marque l’emportent alors, pour ces acteurs,
sur la stratégie traditionnelle d’appellation qui tend à noyer leur qualité.
Quelques exceptions tout de même : en Bourgogne, quelques climats comme
Richebourg (7,68 ha) ou la Tâche (5,08 ha), sont des stars, et dans le Rhône,
quelques AOC comme la Côte-Rôtie (119 ha plantés) ou Ermitage La Chapelle, dont
le millésime 1961 est en tête des palmarès de tous les classements du monde.
Tout cela remet en
cause le modèle traditionnel et nécessite d’en inventer un nouveau. Les
mutations en cours posent la question du rapport entre bien territoriale du
patrimoine et développement international. La filière vins et spiritueux a
changée depuis des lustres, avec l’arrivée des groupes de luxe intervenant dans
de multiples compartiments de l’industrie du prémium. Ils cherchent à utiliser
les synergies entre leurs différents produits et opèrent selon une logique
financière plus marquée. « C’est possible
seulement si l’on reste dans le même univers du luxe, souligne le PDG de
Millésima. Le groupe LVMH a, par exemple,
baptisé son palace de Courchevel du nom de Cheval Blanc, comme son célèbre
château. »
James Bond ne s’est pas trompé en en faisant du champagne Bollinger son vin fétiche.
Quant au champagne,
s’il a été construit comme un produit d’excellence, il ne l’a pas été comme un
produit de masse. Le vin des rois n’est pas en soi un bien de luxe, il l’est
devenu. Ce segment est aujourd’hui à l’origine d’une demande en très forte
croissance. Et peu sensible au prix, ce qui attire bon nombre d’acteurs. Preuve
que le champagne fait parti de cette voie lactée, Bollinger a demandé à Éric
Berthes, designer et l’orfèvre, d’imaginer un meuble-œuvre d’art pour son
jéroboam de Bollinger R.D. 2000. Les matières nobles — bois, laque, cuir, étain
— de ce meuble forment un écrin qui est sont un hommage à notre savoir-faire.
Là encore, « la force de la maison
Bollinger, c’est qu’elle reste une entreprise exclusivement familiale depuis le
XVe siècle. Notre flacon date de 1846 », explique Jérome Philipon, son
président. James Bond ne s’est pas trompé en en faisant son vin fétiche.
Dans le monde des
spiritueux, la comparaison avec les grandes flagrances est encore plus
flagrante. « Une eau de vie est comme un
parfum, on ouvre le flacon, on hume et on en verse un peu, puis on referme,
tandis que quant le vin est ouvert, on le boit », insiste un amateur. En
production depuis 1759, la maison Delamain, est l’une des plus anciennes de
France. Son millésimé 1969 a récemment trouvé preneur à 3500 € aux enchères.
Et puis ces marques
ont grandi dans l’ombre de l’Histoire : c'est un verre de cognac Hennessy que
Thomas Jefferson, l'un des fondateurs des États-Unis, lève pour célébrer
l'alliance de la France avec les insurgés. Ce cognac, « on le porte à ses narines, on le respire... et puis, Monsieur, on
pose son verre et on en cause », disait Talleyrand.
Château Cheval Blanc,
Saint-Emillion 1er Grand Cru classé A. Millésime 1947 : 11 000 €.
Champagne Bollinger,
R.D. 2002
Domaine de la
Romanée-Conti, Bourgogne de la côte de Nuits. Millésime 1961 : 7000 €.
Hermitage La
Chapelle, Paul Jaboulet Aîné. Millésime 1961 : 24 000 €.