jeudi 27 novembre 2014

Portrait

Jean-Charles Cazes, techno-vigneron

 
Jean-Charles Cazes, savant mélange de tradition et de modernité. © Bernard Joo' 

Comme pour toute dynastie, la référence au fondateur est primordiale. Installée en Médoc dans la seconde moitié du XIXe siècle, la famille Cazes ne déroge pas à la règle. Jean-Charles Cazes porte les prénoms de son arrière grand-père, ancien boulanger reconverti en 1939 dans la viticulture, en achetant Château Lynch-Bages à Paulliac. Un aïeul qui fait office de véritable pionnier dans le Bordelais.
Grâce à cette famille, ce cinquième Grand Cru classé s’est taillé une solide réputation de château innovant. Au travers d’abord de Jean-Charles, puis André, et le charismatique Jean-Michel Cazes, considéré comme un grand ambassadeur du vin. Diplômé de l’École nationale supérieure des Mines et de l’Université du Texas, ce dernier est spécialiste en géologie sédimentaire. Surtout, c’est sous son règne que les Cazes se forgent un royaume qui va du vin, de la gastronomie, du tourisme, à l’art de vivre. Il commence par acheter Villa Bel-Air dans les Graves, puis une propriété à La Livinière dans le Languedoc, rebaptisée L'Ostal Cazes et en 2005, le Domaine des Sénéchaux à Châteauneuf-du-Pape. Il crée ensuite des vins au Portugal et en Australie.
Quatre générations plus tard, l’esprit pionnier est toujours là, à travers son fils Jean-Charles, qui dirige les domaines Cazes depuis 2006. À tout juste la quarantaine, ce pur produit du vignoble bordelais est aussi, par cette filiation ingénieuse, adepte des nouvelles technologies.
C’est une question de survie. La France fait face à une concurrence accrue de l’Italie, l’Espagne et l’Allemagne, et à une offensive des terroirs « émergents » comme le Chili, l’Argentine, l’Australie et la Californie. Quant à la Chine, déjà premier consommateur de vin, elle s’annonce comme premier vignoble du monde en volume d'ici cinq ans, grâce au savoir-faire… Français.
Dans ce contexte, Jean-Charles Cazes ne cache pas ses ambitions. « Aucune piste, aucune religion de doit être écartée pour rester les meilleurs. Dans le Nouveau Monde, pour faire du vin, on ose tout. » Comme dirait Audiard, c’est à ça qu’on le reconnait. À la puissance quantitative, il veut opposer le qualitatif. Et ne voit qu’une seule issue : « valoriser notre excellence. Pour cela, on est déjà à la pointe de la recherche. » Et de citer l’expertise de Bordeaux, doté d’un pôle universitaire dont il est partenaire, ou encore Montpellier.
« Contrairement aux autres secteurs, la passerelle entre l’université et la vitivini existe. Elle est primordiale. Nous avons des programmes de recherche à Lynch Bages, en vinification, sur les levures pour les fermentations. », poursuit-il. « On est en train d’isoler notre propre souche de levure pour améliorer l’oxydation des blancs. On teste aussi une nouvelle technologie de co-inoculation d’une bactérie qui active les fermentations maloctique et alcoolique en même temps. » Et de citer Émile Peynaud (1) : « une vinification réussie est une somme de précautions inutiles ».
 Il n’est peut-être pas ingénieur, comme son père, mais la définition de Thierry Pilenko, le PDG de Technip (2) lui va comme un gant : « Un bon ingénieur, c'est quelqu'un qui a de la curiosité en permanence, pas forcément quelqu'un qui est le plus apte scientifiquement, mais qui a l'ouverture d'esprit. » 
Même si ce quadra reste un savant mélange de tradition et de modernité, son credo se résume en trois points : « On upgrade à chaque investissement, on ne cesse de faire évoluer les pratiques culturales et les méthodes d’élevage ». Avec comme cheval de Bataille, l’étude des sols pour une cartographie ultra précise. Et un fil rouge : une meilleure connaissance du terroir et la multiplication des parcelles pour être plus précis dans les assemblages. Pour y arriver, l’arrière-petit-fils de Jean-Charles ne lésine pas question outils high-tech : technologie satellitaire, système embarqué (Greenseeker) sur les tracteurs pour étudier le végétal et le sol, tri optique ou encore érafloire dernier cri pour séparer la baie de la rafle, considéré à ses yeux comme l’innovation la plus significative. Il annonce aussi l’étude d’un nouveau chai à Lynch Bages.

Les vendanges 2013 à Lynch Bages. © Bernard Joo'

À y voir de plus près, ce passionné de glisse qui n’hésite pas à surfer le Mascaret - la vague des vignobles de plus d’un kilomètre qui se forme lors des grandes marées sur la Dordogne et traverse le Bordelais jusqu’à l’Entre-Deux-Mers - est un fonceur. « En France, on est techno adverse », regrette Jean-Michel Cazes. Pour préserver l’excellence française. Il est déterminé à ne pas rester le dos au mur du clos, en témoigne des positions tranchées : « Il ne faut pas faire d’obscurantisme. Étudier les OGM ne doit pas être tabou. Dès l’instant où on décide de réduire les produits phytosanitaires, on y sera obligé. La France ne peut pas se permettre de passer à côté. On a déjà un vignoble expérimental au Portugal. »
Il est surtout devenu techno addict de par ses amitiés avec Sébastien Payen, (polytechnicien, diplômé d'ingénierie mécanique de Berkeley) et Thibault Scholasch (doctorat en viticulture à SupAgro, master en œnologie). Ce tandem de Géo Trouvetout, a créé une start-up, Fruition après avoir mis au point un biocapteur qui mesure le flux de sève et l’évapotranspiration du cep de vigne et les transmet en temps réel. « Cela nous permet de rationaliser l'irrigation et nos traitements quotidiens. Nous avons ainsi augmenté nos rendements de +30 % et accru la qualité de la vendange, tout en économisant l'eau à l’Ostal Cazes, dans le Languedoc. » L’enjeu est dans la vigne, rappelle-t-il, « En comprenant comment les raisins mûrissent, on sait ce dont le terroir a besoin ».
 Ce savoir-faire lui a donné des idées de partage. Autre innovation qui lui tient à cœur, le Crushpad importé par Stephen Bolger. Un concept venu de la Silicon Valley qui permet à chacun de faire son vin ! L’idée est simple : proposer à l’amateur de réaliser son assemblage à Lynch Bages, comme un pro.
Paradoxalement, il utilise de plus en plus d’outils hi tech pour un métier low tech. La technologie au service de la connaissance empirique des terroirs accumulée depuis le XVIIe. « En matière de viticulture, on ne réinventera jamais la roue. »

CV 


Né à Bordeaux en 1974, Jean-Charles Cazes grandit à Paulliac.
Diplômé de l'université de Bordeaux (économie, finance et... œnologie).
Après ses études, direction le Brésil pour Valéo, dans une usine de fabrication de serrures.
Ensuite, il fait ses premières armes pour Lynch-Bages en Scandinavie, en Grande-Bretagne et aux États-Unis.
En 2007, il succède à son père, Jean-Michel, à la tête des activités viticoles du groupe familial.
En 2013, la RVF lui décerne le prix de l'innovation lors des Trophées du vin.
 
(1) Considéré comme le père de l'œnologie moderne.
(2) Leader dans l'industrie pétrolière.