lundi 17 août 2015

DOSSIER Filière




La bureaucratie du vin à Paris




La France garde en 2014 son titre de premier producteur de vin de la planète, avec 47 millions d’hectolitres. À l’exportation, elle tire aussi plus d’argent de la vente de vin que n'importe quel autre pays du monde, avec plus de 7,7 milliards d’euros par an. Mais elle reste aussi la première pour ses contraintes réglementaires aussi absurdes qu’ubuesques. Résultat, la Chine devient aujourd’hui le deuxième plus grand vignoble, derrière l’Espagne ! Autre record français : le nombre d’officines liées à un seul secteur. On en dénombre près de soixante-dix, hormis les organismes publics !
À Paris, c’est dans un petit immeuble au style pré haussmannien comme il y en a des centaines, que se sont regroupées les principales. Un concentré de la filière vin.
Sur la façade du bâtiment, pas une plaque de laiton à côté du digicode, comme les porches de la Capitale les affectionnent. Alors que beaucoup les arborent comme les médailles sur les bouteilles, ici le contenant n’indique pas le contenu. Aurait-on le lobbying honteux ? Tandis que, sur la belle place Ambiorix, à Bruxelles, se tient fièrement la Fédération européenne des vins d’origine. Ici rien, cela ressemble plutôt à un obscur consulat d’un État toujours pas émergent. Ou au fameux village gaulois.
Pour le visiteur, cet empilement de petits appartements hors normes fleure bon les logements de 1948 propres à Paris. À chaque étage, de longues coursives et des petits bureaux dans chaque recoin. Seule respiration dans cet espace confiné, une grande salle de réunion commune qui sert aux quelques assemblées générales. Avec un secteur qui rapporte tous les ans à la France un CA équivalent à la vente de 150 rafales, on pourrait penser à une ruche, mais non, pas la peine d’écouter aux portes, on entend rien, silence. Surtout ne pas bâtonner les lies.
Parmi les sept organismes que l’on trouve dans cet immeuble, certains ont un poids politique et économique plus important. C’est le cas du Cnaoc (1) et de l’Anivin (2) qui font un réel travail pour la filière.
Les autres comme le Cniv (3) ou VINIGP (4) pèsent moins lourd. Quant à l’IFV (5) et Vin & société (6), le premier, axé sur la recherche agro, est un satellite qui tourne autour des diverses organisations et l’autre est l’extraterrestre de cette galaxie.
Et le petit dernier arrivé dans le bâtiment, mais qui n’a pas pignon sur rue, est le Syndicat des cavistes professionnels, récemment créé. À ne pas confondre avec la Fédération des cavistes indépendant !
Cependant, Vin & société est ce qui a été fait de mieux pour la défense de la filière. Cette association dirigée par Audrey Bourolleau, diplômée d’école de commerce, formée au goût du vin au CIVB (7), à Bordeaux, donne un sacré coup de jeune à la défense jusque-là laborieuse du vin. Cette « structure opérationnelle » maîtrise parfaitement internet et les réseaux sociaux. En témoigne la campagne « Ce qui va vraiment saouler les Français ». L’association regroupe, avec une unanimité rare, les représentations majeures du secteur : soit vingt-deux organisations professionnelles régionales et les sept nationales.
Comme dit Gérard Bertrand, grand acteur du Languedoc : « Seul on va plus vite, ensemble on va plus loin ». Question de temps et d’organisation, bien sûr.
Viticulteurs, coopérateurs et négociants vinificateurs : autant d’armées, autant de généraux. À chaque officine son président et son état-major. Ce n’est pas grâce à leur CV, souvent long comme le bras, à leur charisme ou à leur disponibilité qu’ils sont désignés, mais plutôt à l’art de la synthèse cher à notre pays. La nomination de Jean-Marie Barillère comme président du Cniv, l’an dernier, en est une illustration. Il succède au coopérateur roussillonnais Jean-Louis Salies. Jean-Marie Barillère était jusque-là président de l'UMC (8). Il est également délégué de cette dernière auprès de l’Inao (9). Mais il était surtout directeur des activités champagne de Moët & Chandon, paradoxal qu’un ancien de LVMH se retrouve à la tête d’une confédération plus portée sur la défense des vignerons ! Même si la prémiumisation est globalement une tendance lourde. « Le contexte international nous oblige à moderniser en permanence notre gouvernance de la filière afin d'être plus compétitifs », admet-il. Il n’est pas au bout de ses peines.
Quant aux directeurs généraux de ces organismes, ce sont eux qui font le job. Ils ont les mains dans la cuve et sont condamnés à s’entendre, car ils prennent la même cage d’escalier de cette jolie copropriété tous les matins. Même si certains présidents, comme Bernard Farges et Bruno Kessler ne sont jamais loin, tant leur dynamisme est reconnu par la filière. On ne peut pas les accuser de déni de réalité.
Pour comprendre toute cette complexité, il faut entendre Bernard Farges, l’actuel président du Cnaoc, et viticulteur de l'Entre-deux-Mers doté d'un charisme et d’un courage certain. Pour l’anecdote, il avait fait le choix de livrer sa production à une coopérative, avant de devenir patron du CIVB. Un organe traditionnellement méfiant vis-à-vis du mouvement coopératif. Pour lui, cette multiplicité de syndicats « vient d’une histoire ancienne et est une particularité française. Cette filière est une véritable industrie. Sa grande force c’est son nombre d’acteurs, sa faiblesse c’est la concurrence interne qui pousse à une perte de compétitivité pour certains. La France n’est pas vue comme pays exportateur, mais ce sont plutôt ses régions exportatrices qui le sont : on parle de la Champagne, de Bordeaux, de Cognac, mais rarement de la France. On compare les régions françaises à des pays, contrairement à l’Italie ou l’Espagne. » 
« Il est vrai que nous avons des attitudes pas assez collectives dans l’exportation sur certains marchés », regrette le président de la Cnaoc. « Aux USA par exemple, Bordeaux est plus en concurrence avec la Bourgogne qu’avec le Chili ! » 
Mais alors, quels rôles jouent ces officines ? Certaines liées aux confédérations syndicales, s’occupent plutôt de sujets comme le contrat vendange. D’autres sont là pour faire passer les messages. Elles organisent, observent en termes réglementaires. Des structures-outils qui ne font pas d’action marketing. D’autres encore sont les vrais acteurs (négoce, coopératives, vignerons) qui créent les marchés et structurent l'approvisionnement de l’aval pour les besoins de l'amont. Le plus bel exemple en est la nouvelle plate forme de vente en ligne des Vignerons indépendants. La base montre l’exemple.
Pourtant, la problématique de l’aval et de l’amont, c’est un peu l’affaire de l’Anivin, présidée par Bruno Kessler. Ce syndicat de métiers regroupe les VIF (10), le CCVF (11) et l’Umvin (12). De nature entreprenante, son président est directeur associé de Grand Sud Vins (groupe Bernard Taillan) et propriétaire d’Oenovia (sourcing et création de vins). Il est aussi vice-président de l'Association française des Embouteilleurs Distributeurs (fédérée au sein de l'Umvin, ex-Agev). Durant son mandat, Bruno Kessler souhaite faire de l’Anivin un outil de compétitivité internationale. Il veut favoriser la naissance de vins de marques ou de signatures à l’export plus « créatifs » que les ex-vins de table.
Valérie Pajotin, la dynamique et très enthousiaste directrice de l’Anivin rappelle que l’association n’est pas « un syndicat de producteurs ni un lobbyiste. On n’est pas juristes, on fait dans la promotion nationale. Notre vision du marché nous pousse à faire la promotion des bouteilles 10 à 15 $. On fait du business », dit cette ex du groupe Castel, où elle était responsable marketing. Pour le plus grand bonheur de la sous-traitance que sont les agences Sopexa (13), Ubifrance (14), ou AtoutFrance (15) qui développent l’oenotourisme, présenté aujourd’hui comme l’Eldorado.
Si de grandes causes nationales rassemblent la filière, comme la fin de l’exonération des cotisations sociales. Certains sujets divisent, comme la libéralisation par l'Europe du régime des plantations de vignes en 2016 qui va accorder plus de droits de plantation. Alors que l’Anivin appelle production et négoce à saisir l’opportunité de ces futurs droits, le risque, selon certains viticulteurs du VINIGP, c'est la surproduction et le détournement de notoriété au profit des vins de qualité inférieure. Ce qui fait dire à un Bourguignon que ces nouvelles plantations sont « comme l’arrivée d’un logement social dans un quartier huppé ».
Pendant ce temps, ça tricote d’un côté, et détricote de l’autre. En Beaujolais, l’Organisme de Défense et de Gestion des crus vient de rompre avec l’Union des Vignerons (UVB). 
« Toutes ces chapelles représentent autant de positions différentes. Ce qui nous sépare est plus important que ce qui nous rapproche », regrette un habitué de la rue Sainte-Anne. Il est vrai que, même après avoir visité tous les étages de l’immeuble, on cherche le bouton pour allumer la cage d’escalier tant tout cela reste opaque. Le plus drôle, c’est qu’on est frappé par un discours unique commun à tous les étages. Ils sont fous ces Gaulois.
Et puis, le ciel leur est tombé sur la tête avec la perte du fonds viticole de 10 M€ alloué par FranceAgrimer (16) pour la promotion, la recherche et le développement. Valérie Pajotin estime qu’« On est condamné à s’entendre pour rationaliser l’outil qui est ultra atomisé. Va falloir mutualiser les moyens. Nous nous retrouvons déjà tous les mois pour une réunion des directeurs des organismes de l’immeuble, pour préparer nos rendez-vous avec FranceAgrimer ». 
Autre sujet brulant, le plan stratégique pour la filière à l'horizon 2025, après le rapport sur l’état des lieux de la filière. Les vignes ont vieilli et donnent moins de vin. Certains pieds meurent. Les viticulteurs pâtissent aussi, dans certains cas, de maladies du bois. Un vrai chalenge pour les chercheurs de l’IFV.
Ce n’est pas tout, à Bruxelles la perte d’influence de la France fait rage. La défense de sa filière viticole à la Commission européenne passe aujourd’hui par des syndicats communautaires de producteurs comme l’EFOW ou la CEEV. Bernard Farges y voit « une très mauvaise chose, car il y a un laisser-faire de la France qui conduira à une perte de financement européen. Même si le négoce et la production s’organisent autrement ». Avec, en plus, la perte du fonds viticole alloué à la filière, les petites régions viticoles comme Bergerac n’auront plus les moyens de promouvoir leurs vins. « Cette perte va nous enlever la capacité de piloter les aides en leur faveur », déplore le président de la Cnaoc. « Une partie de ces fonds était utilisée aussi pour la recherche. Il faudra mutualiser les moyens avec l’IFV. » 
Mutualiser, le mot est encore lancé. Pourquoi ne pas tout regrouper sous le même organisme ? Un choc de simplicité, comme disent certains, pour gagner en visibilité et en efficacité. Dans un seul organisme commun plus léger avec des représentations pour chaque métier. D’autant qu’avec la baisse des dotations de l’État, le fromage se réduit. Même si certaines régions prendront le relais comme Midi-Pyrénées avec le lancement d'un nouveau plan de soutient régional de 8 M€ sur trois ans. Les acteurs de la rue Sainte-Anne devraient prendre pour modèle la gouvernance de V & S qui se passe mieux qu’au début. Le chiffon rouge de L’ANPAA (17) n’y est pas pour rien.
Le juge de paix dans tout cela, semble être le Conseil spécialisé viticole de FranceAgrimer. De l’avis de Jerôme Despey, son président, « Vouloir imposer un schéma unique de gouvernance et modéliser ce schéma unique pour toutes les régions conduit à une impasse. Sur la base de ce constat, j'avais proposé une démarche pragmatique autour d'une gestion sur le plan national des vins sans indication géographique autour d’une seule et unique interprofession ayant compétence sur tout le territoire national et une gestion et un pilotage d’un projet économique cohérent dans les bassins viticoles autour d’un minimum d’interprofessions mixtes AOP/IGP. Je n'ai pas changé de position et je note que le plan stratégique de la filière reprend quatre mesures qui vont dans ce sens. Des organisations nombreuses oui, mais qui savent se coordonner et parler d'une seule voix. » 
Alors, parlez-vous l’Igpaopvsig désormais ? En attendant, sur le même trottoir de la rue Sainte-Anne, veille la caserne de pompiers du quartier. Au cas où il faudrait diluer un peu plus tout cela.
Bernard Joo’