La bureaucratie du vin à Paris
La France garde en 2014 son titre de
premier producteur de vin de la planète, avec 47 millions d’hectolitres. À
l’exportation, elle tire aussi plus d’argent de la vente de vin que n'importe
quel autre pays du monde, avec plus de 7,7 milliards d’euros par an. Mais elle
reste aussi la première pour ses contraintes réglementaires aussi absurdes
qu’ubuesques. Résultat, la Chine devient aujourd’hui le deuxième plus grand
vignoble, derrière l’Espagne ! Autre record français : le nombre
d’officines liées à un seul secteur. On en dénombre près de soixante-dix,
hormis les organismes publics !
À Paris, c’est dans un petit immeuble au
style pré haussmannien comme il y en a des centaines, que se sont regroupées
les principales. Un concentré de la filière vin.
Sur la façade du bâtiment, pas une plaque
de laiton à côté du digicode, comme les porches de la Capitale les affectionnent.
Alors que beaucoup les arborent comme les médailles sur les bouteilles, ici le
contenant n’indique pas le contenu. Aurait-on le lobbying honteux ? Tandis
que, sur la belle place Ambiorix, à Bruxelles, se tient fièrement la Fédération
européenne des vins d’origine. Ici rien, cela ressemble plutôt à un obscur
consulat d’un État toujours pas émergent. Ou au fameux village gaulois.
Pour le visiteur, cet empilement de petits
appartements hors normes fleure bon les logements de 1948 propres à Paris. À
chaque étage, de longues coursives et des petits bureaux dans chaque recoin.
Seule respiration dans cet espace confiné, une grande salle de réunion commune
qui sert aux quelques assemblées générales. Avec un secteur qui rapporte tous
les ans à la France un CA équivalent à la vente de 150 rafales, on pourrait
penser à une ruche, mais non, pas la peine d’écouter aux portes, on entend
rien, silence. Surtout ne pas bâtonner les lies.
Parmi les sept organismes que l’on trouve
dans cet immeuble, certains ont un poids politique et économique plus
important. C’est le cas du Cnaoc (1) et de l’Anivin (2) qui font un réel
travail pour la filière.
Les autres comme le Cniv (3) ou VINIGP (4)
pèsent moins lourd. Quant à l’IFV (5) et Vin & société (6), le premier, axé
sur la recherche agro, est un satellite qui tourne autour des diverses
organisations et l’autre est l’extraterrestre de cette galaxie.
Et le petit dernier arrivé dans le
bâtiment, mais qui n’a pas pignon sur rue, est le Syndicat des cavistes
professionnels, récemment créé. À ne pas confondre avec la Fédération des
cavistes indépendant !
Cependant, Vin & société est ce qui a
été fait de mieux pour la défense de la filière. Cette association dirigée par
Audrey Bourolleau, diplômée d’école de commerce, formée au goût du vin au CIVB
(7), à Bordeaux, donne un sacré coup de jeune à la défense jusque-là laborieuse
du vin. Cette « structure opérationnelle » maîtrise parfaitement
internet et les réseaux sociaux. En témoigne la campagne « Ce qui va
vraiment saouler les Français ». L’association regroupe, avec une
unanimité rare, les représentations majeures du secteur : soit vingt-deux
organisations professionnelles régionales et les sept nationales.
Comme dit Gérard Bertrand, grand acteur du
Languedoc : « Seul on va plus
vite, ensemble on va plus loin ». Question de temps et d’organisation,
bien sûr.
Viticulteurs, coopérateurs et négociants
vinificateurs : autant d’armées, autant de généraux. À chaque officine son
président et son état-major. Ce n’est pas grâce à leur CV, souvent long comme
le bras, à leur charisme ou à leur disponibilité qu’ils sont désignés, mais
plutôt à l’art de la synthèse cher à notre pays. La nomination de Jean-Marie
Barillère comme président du Cniv, l’an dernier, en est une illustration. Il
succède au coopérateur roussillonnais Jean-Louis Salies. Jean-Marie Barillère
était jusque-là président de l'UMC (8). Il est également délégué de cette
dernière auprès de l’Inao (9). Mais il était surtout directeur des activités
champagne de Moët & Chandon, paradoxal qu’un ancien de LVMH se retrouve à
la tête d’une confédération plus portée sur la défense des vignerons !
Même si la prémiumisation est globalement une tendance lourde. « Le contexte international nous oblige
à moderniser en permanence notre gouvernance de la filière afin d'être plus
compétitifs », admet-il. Il n’est pas au bout de ses peines.
Quant aux directeurs généraux de ces
organismes, ce sont eux qui font le job. Ils ont les mains dans la cuve et sont
condamnés à s’entendre, car ils prennent la même cage d’escalier de cette jolie
copropriété tous les matins. Même si certains présidents, comme Bernard Farges
et Bruno Kessler ne sont jamais loin, tant leur dynamisme est reconnu par la
filière. On ne peut pas les accuser de déni de réalité.
Pour comprendre toute cette complexité, il
faut entendre Bernard Farges, l’actuel président du Cnaoc, et viticulteur de
l'Entre-deux-Mers doté d'un charisme et d’un courage certain. Pour l’anecdote,
il avait fait le choix de livrer sa production à une coopérative, avant de
devenir patron du CIVB. Un organe traditionnellement méfiant vis-à-vis du
mouvement coopératif. Pour lui, cette multiplicité de syndicats « vient d’une histoire ancienne et est
une particularité française. Cette filière est une véritable industrie. Sa
grande force c’est son nombre d’acteurs, sa faiblesse c’est la concurrence
interne qui pousse à une perte de compétitivité pour certains. La France n’est
pas vue comme pays exportateur, mais ce sont plutôt ses régions exportatrices
qui le sont : on parle de la Champagne, de Bordeaux, de Cognac, mais
rarement de la France. On compare les régions françaises à des pays,
contrairement à l’Italie ou l’Espagne. »
« Il
est vrai que nous avons des attitudes pas assez collectives dans l’exportation
sur certains marchés », regrette le président de la Cnaoc. « Aux
USA par exemple, Bordeaux est plus en concurrence avec la Bourgogne qu’avec le
Chili ! »
Mais alors, quels rôles jouent ces
officines ? Certaines liées aux confédérations syndicales, s’occupent
plutôt de sujets comme le contrat vendange. D’autres sont là pour faire passer
les messages. Elles organisent, observent en termes réglementaires. Des
structures-outils qui ne font pas d’action marketing. D’autres encore sont les
vrais acteurs (négoce, coopératives, vignerons) qui créent les marchés et
structurent l'approvisionnement de l’aval pour les besoins de l'amont. Le plus
bel exemple en est la nouvelle plate forme de vente en ligne des Vignerons
indépendants. La base montre l’exemple.
Pourtant, la problématique de l’aval et de
l’amont, c’est un peu l’affaire de l’Anivin, présidée par Bruno Kessler. Ce
syndicat de métiers regroupe les VIF (10), le CCVF (11) et l’Umvin (12). De
nature entreprenante, son président est directeur associé de Grand Sud Vins
(groupe Bernard Taillan) et propriétaire d’Oenovia (sourcing et création de
vins). Il est aussi vice-président de l'Association française des
Embouteilleurs Distributeurs (fédérée au sein de l'Umvin, ex-Agev). Durant son
mandat, Bruno Kessler souhaite faire de l’Anivin un outil de compétitivité
internationale. Il veut favoriser la naissance de vins de marques ou de
signatures à l’export plus « créatifs » que les ex-vins de table.
Valérie Pajotin, la dynamique et très
enthousiaste directrice de l’Anivin rappelle que l’association n’est pas « un syndicat de producteurs ni un
lobbyiste. On n’est pas juristes, on fait dans la promotion nationale. Notre
vision du marché nous pousse à faire la promotion des bouteilles 10 à 15 $.
On fait du business », dit cette ex du groupe Castel, où elle était
responsable marketing. Pour le plus grand bonheur de la sous-traitance que sont
les agences Sopexa (13), Ubifrance (14), ou AtoutFrance (15) qui développent
l’oenotourisme, présenté aujourd’hui comme l’Eldorado.
Si de grandes causes nationales rassemblent
la filière, comme la fin de l’exonération des cotisations sociales. Certains
sujets divisent, comme la libéralisation par l'Europe du régime des plantations
de vignes en 2016 qui va accorder plus de droits de plantation. Alors que l’Anivin
appelle production et négoce à saisir l’opportunité de ces futurs droits, le
risque, selon certains viticulteurs du VINIGP, c'est la surproduction et le
détournement de notoriété au profit des vins de qualité inférieure. Ce qui fait
dire à un Bourguignon que ces nouvelles plantations sont « comme l’arrivée d’un logement social dans un quartier huppé ».
Pendant ce temps, ça tricote d’un côté, et
détricote de l’autre. En Beaujolais, l’Organisme de Défense et de Gestion des
crus vient de rompre avec l’Union des Vignerons (UVB).
« Toutes
ces chapelles représentent autant de positions différentes. Ce qui nous sépare
est plus important que ce qui nous rapproche », regrette un habitué de la rue Sainte-Anne.
Il est vrai que, même après avoir visité tous les étages de l’immeuble, on
cherche le bouton pour allumer la cage d’escalier tant tout cela reste opaque.
Le plus drôle, c’est qu’on est frappé par un discours unique commun à tous les
étages. Ils sont fous ces Gaulois.
Et puis, le ciel leur est tombé sur la tête
avec la perte du fonds viticole de 10 M€ alloué par FranceAgrimer (16) pour
la promotion, la recherche et le développement. Valérie Pajotin estime qu’« On est condamné à s’entendre pour
rationaliser l’outil qui est ultra atomisé. Va falloir mutualiser les moyens.
Nous nous retrouvons déjà tous les mois pour une réunion des directeurs des
organismes de l’immeuble, pour préparer nos rendez-vous avec FranceAgrimer ».
Autre sujet brulant, le plan stratégique
pour la filière à l'horizon 2025, après le rapport sur l’état des lieux de
la filière. Les vignes ont vieilli et donnent moins de vin. Certains pieds
meurent. Les viticulteurs pâtissent aussi, dans certains cas, de maladies du
bois. Un vrai chalenge pour les chercheurs de l’IFV.
Ce n’est pas tout, à Bruxelles la perte
d’influence de la France fait rage. La défense de sa filière viticole à la
Commission européenne passe aujourd’hui par des syndicats communautaires de
producteurs comme l’EFOW ou la CEEV. Bernard Farges y voit « une très mauvaise chose, car il y a un laisser-faire de la
France qui conduira à une perte de financement européen. Même si le négoce et
la production s’organisent autrement ». Avec, en plus, la perte du
fonds viticole alloué à la filière, les petites régions viticoles comme
Bergerac n’auront plus les moyens de promouvoir leurs vins. « Cette perte va nous enlever la
capacité de piloter les aides en leur faveur », déplore le président
de la Cnaoc. « Une partie de ces
fonds était utilisée aussi pour la recherche. Il faudra mutualiser les moyens
avec l’IFV. »
Mutualiser, le mot est encore lancé.
Pourquoi ne pas tout regrouper sous le même organisme ? Un choc de
simplicité, comme disent certains, pour gagner en visibilité et en efficacité.
Dans un seul organisme commun plus léger avec des représentations pour chaque
métier. D’autant qu’avec la baisse des dotations de l’État, le fromage se
réduit. Même si certaines régions prendront le relais comme Midi-Pyrénées avec
le lancement d'un nouveau plan de soutient régional de 8 M€ sur trois ans.
Les acteurs de la rue Sainte-Anne devraient prendre pour modèle la gouvernance
de V & S qui se passe mieux qu’au début. Le chiffon rouge de L’ANPAA (17)
n’y est pas pour rien.
Le juge de paix dans tout cela, semble être
le Conseil spécialisé viticole de FranceAgrimer. De l’avis de Jerôme Despey,
son président, « Vouloir imposer un
schéma unique de gouvernance et modéliser ce schéma unique pour toutes les
régions conduit à une impasse. Sur la base de ce constat, j'avais proposé une
démarche pragmatique autour d'une gestion sur le plan national des vins sans
indication géographique autour d’une seule et unique interprofession ayant
compétence sur tout le territoire national et une gestion et un pilotage d’un
projet économique cohérent dans les bassins viticoles autour d’un minimum
d’interprofessions mixtes AOP/IGP. Je n'ai pas changé de position et je note
que le plan stratégique de la filière reprend quatre mesures qui vont dans ce
sens. Des organisations nombreuses oui, mais qui savent se coordonner et parler
d'une seule voix. »
Alors, parlez-vous l’Igpaopvsig désormais ?
En attendant, sur le même trottoir de la rue Sainte-Anne, veille la caserne de
pompiers du quartier. Au cas où il faudrait diluer un peu plus tout cela.
Bernard Joo’