Chef de caves, un magicien en quête du Graal
La Maison Bollinger, à Ay.
Le chef de caves est au champagne ce que Merlin l’enchanteur
est à l’alchimie. Tous deux sont des magiciens de l’assemblage. Ils opèrent
souvent à l’ombre des voûtes démesurées, pour l’un ce sont celles des crayères,
pour l’autre, celles plus médiévales de la forteresse de Vortigern. Là ne
s’arrêtent pas les points communs. Ils sont tous deux à la recherche du Graal
qui est l’accord parfait. Leur quête d’une matière première végétale exceptionnelle
est la même.
Évoquer, pour le chef de caves, son rapport charnel
à la terre, sa nécessité de sillonner les vignes et son besoin de goûter le
raisin, le mène à la première de ses responsabilités : annoncer la date du
début des vendanges. Après un choix minutieux et l’achat de raisins de
certaines parcelles plantées des cépages de pinot noir, de chardonnay et de
pinot meunier, il vinifie les crus et les cépages de la vendange. Que ce soit un
brut classique, un blanc de blancs, un blanc de noirs ou un champagne rosé.
Si la vendange est exceptionnelle, il choisit d’élaborer
un champagne millésimé, produit uniquement les bonnes années, ou une cuvée
spéciale.
D’une année à l’autre, les conditions climatiques
du terroir champenois varient beaucoup. Cette année, le chardonnay est
exceptionnel… Mais de là à donner un millésime, il est trop tôt pour le savoir.
Ensuite, en début d’année, ce créateur de cuvée goûte
les barriques issues des nombreux vignobles de l’appellation pour préparer ses
assemblages (avec apport de vins de réserves). La Montagne de Reims, la côte
des Blancs, la Vallée de la Marne, Le Mesnil-sur-Oger, Mareuil-sur-Ay, Cramant,
Cumières et Bouzy… Tel Merlin, il cherche, par des combinaisons infinies, à
élaborer la plus parfaite harmonie qui restituera l’esprit de sa Maison. Un
vrai travail de fourmi.
L’élaboration des cuvées constitue toute la spécificité
de la méthode champenoise. L’assemblage joue avec la diversité de la nature :
celle des crus, des cépages et des années. Pour réussir, chaque chef de caves
fait preuve d’une habileté et d’une habitude de la dégustation telles qu’il
arrive à prévoir ce qu’un mélange de vins donnera en vieillissant.
Autrefois, Merlin était enchanteur et le chef de
caves plutôt autodidacte. Il recrutait le personnel, s’occupait des
approvisionnements de raisin, de l’élaboration du champagne, jusqu’à son expédition.
En 1929, pour la petite histoire, des chefs de caves d’Épernay et d’Aÿ se
retrouvent de manière informelle, pour assurer l’enseignement aux métiers des
caves. Ce qui leur donne l’idée, après la Libération, de fonder la Société
amicale des chefs de caves de la région d’Épernay, qui assure la formation de
ses membres en liaison avec la faculté des Sciences de Reims.
Aujourd’hui, même si la majorité des chefs de caves
sont encore Champenois, ils sont avant tout œnologues. De plus, si la
transmission orale est essentielle, les magiciens de l’assemblage ont pris conscience
qu’aujourd’hui, il est urgent de consigner par écrit toutes les étapes de leur
travail. Ils ont mis en place un « cahier des pratiques œnologiques »,
non seulement pour conserver sur papier la masse de leurs connaissances, mais
également pour éviter toutes les déviations possibles. Un grimoire moderne en
quelque sorte.
Si Merlin a créé la Table ronde pour réunir les
meilleurs chevaliers et former une sorte de communauté qui symbolise le nouveau
visage de la chevalerie, le chef de caves dirige une équipe de spécialistes, certains
en laboratoire, d’autres à la production, à la recherche... Même si chaque
maison se distingue d’abord par ses hommes, leur caractère, leur détermination,
leur culture du terroir, la méthode est souvent similaire à toutes. Le chef de
caves se bât d’abord pour la pérennité du goût, et accompagne l’ambition
qualitative de la maison. Il est le garant de la tradition, se transforme en
globe trotteur et devient un véritable ambassadeur quand le travail dans la
vigne et dans les chais se fait moins exigeant. La qualité des relations qu’il
entretient avec le propriétaire ou le directeur de maison est primordiale pour sa
pérennité. Comme pour le vin, tout est affaire d’équilibre.
Chefs de cave ou Merlin l'Enchanteur ?
Dominique Demarville, champagne Veuve Clicquot Ponsardin
Tout a commencé lors de mon enfance, avec mes deux grands-pères
qui étaient de très bons jardiniers. Très jeune, j’ai goûté aux joies de la
terre, les semis, la pousse et le bonheur des récoltes. Les vignerons sont de
véritables jardiniers, respectueux de la Terre et de son environnement. Lors des
vendanges, je reste très attaché au vignoble. Pour profiter de l’ambiance
terrienne, mais aussi pour ressentir la qualité des raisins.
Peut-on se comparer le chef de caves à Merlin l’enchanteur ?
Oui, car notre meilleure récompense est l’enchantement de nos clients quand ils
dégustent nos vins. Mais, l’alchimie est peut-être trop hermétique, alors que
nous sommes ouverts sur le Monde. Il en est de même pour le travail de l’assemblage,
véritable œuvre d’art. L’élaboration de la cuvée repose sur des compétences
techniques ainsi que sur l’intuition. Nous anticipons l’évolution des vins,
pensons le résultat de l’assemblage.
Le style Veuve Clicquot allie puissance et richesse
aromatique, avec un zeste de fraîcheur et d’élégance. Nos assemblages reposent
majoritairement sur le pinot noir, ce cépage qui le fil rouge de nos vins. Il
nous offre un fruité très aromatique et délicat, fruits du verger et petits
fruits rouges frais.
Thierry Roset, Champagne Charles Heidsieck
Champenois né à Sézanne, je me suis imprégné depuis
toujours des paysages viticoles champenois, et au fur et à mesure de ma
formation et de mes expériences, j’ai appris à composer avec la Champagne, pour
mieux appréhender ses cépages, ses crus, et nouer des relations durables avec
nos partenaires vignerons. Chaque année, je suis les cycles de la vie de la
vigne, des caprices du climat pour vivre à chaque fois la Vendange comme une
nouvelle Aventure !
Je me vois comme un alchimiste par les cotés
magiques et mystérieux de l’art de l’assemblage, mais aussi équilibriste sur le
fil de l’assemblage pour donner à Charles Heidsieck sa signature inimitable.
Charles est la somme d’un patrimoine, de partis-pris
d’hommes et d’un héritage d’assembleurs pour donner vie à des vins de grand
équilibre, précis dans leurs proportions, et qui s’affirment en complexité, en
générosité et onctuosité, tout en se jouant du temps. Ses vins ne nous laissent
jamais indifférents et suscitent par leurs expressions : des émotions, des
souvenirs, de la gourmandise.
Frederic Panaiotis, champagne Ruinart
Mes grands-parents maternels étaient vignerons à
Villers-Marmery (du Chardonnay,
déjà...). Enfant, je faisais les vendanges. J’aimais cette ambiance, et voir
les raisins arriver au pressoir avant de goûter au moût qui coulait dans les
mains. Pendant mes études d’agronome, j’ai fait un stage à la ferme. J’ai goûté
de près à la terre, entre les semis et les foins... Je suis convaincu que la
qualité de nos vins se fait avant tout à la vigne. Sa physiologie et la connaissance
des terroirs sont indispensables.
Si l’alchimie consiste à élaborer de grands vins
effervescents à partir d’une matière première qui ne donnerait que des vins
tranquilles assez moyens, alors oui, j’en suis un, comme mes prédécesseurs. C’est
là que réside le miracle de la Champagne, dans la transformation des vins
clairs, acides et austères, en un vin qui fait rêver le monde entier. Mais,
avec mon équipe, nous ne nous considérons pas capables de transformer du plomb
en or... C’est avant tout l’origine des raisins, les soins apportés à la vinification,
et la quête — jamais assouvie — de la plus belle qualité qui font notre
réputation.
Nous cherchons à mettre en avant la fraicheur
aromatique du chardonnay dans nos cuvées. Pour faire des champagnes avec de
grandes qualités apéritives, toujours très ouverts, à la bouche gourmande et
raffinée. Pour Dom Ruinart, ce sont les grands crus de chardonnay qui s’expriment,
à travers leur origine noble et de longs vieillissements. Là, on se rapproche
des grands vins blancs de Bourgogne.
Floriane Eznack, champagne Jacquart
Je suis œnologue. L’œnologie et la viticulture sont
séparées. Le vigneron est maître chez lui. Cependant, avec l’équipe de
techniciens vignerons de la maison, nous les conseillons. Pendant les
vendanges, je fais le tour des pressoirs. Pour moi, le terroir est un moyen, mais
pas une recette, je préfère me concentrer sur les sélections pour l’assemblage.
Je ne vois pas le chef de caves en alchimiste. Son
rôle est de donner le meilleur du raisin, surtout pas le transformer. Bien sûr,
pour cela il nous faut la plus belle matière première possible. Le seul rite
que je nous reconnais se passe au laboratoire, quand je réunis les chefs de
caves de Château-Thierry, d’Oger et de Bar-sur-Seine. Nous fermons la porte
pour nous isoler et travailler les assemblages. Pour moi, ce moment d’intimité
est le plus important de l’année.
Pour le style maison, nous recherchons un style
droit, aérien et sur la finesse. Avec une majorité de chardonnays que nous
complétons avec les pinots noir et meunier. Pour préserver la fraîcheur, nous
assemblons des vins de réserve de moins de cinq ans. Ensuite, pour les cuvées
Mosaïque, on recherche de l’onctueusité et un final velouté. La cuvée Alpha
s’identifie par sa finesse et sa profondeur.